L’urgence: à quel prix ?

Paru dans le Monde du 29 janvier.

Ce fut du jamais vu. Des amputations par milliers. A la chaîne. Bras, mains, doigts, jambes. Sans radio préalable. Parfois sans anesthésiques ni antalgiques. Le plus souvent à ciel ouvert. Ou sous le seul éclairage d’une lampe frontale. Il fallait aller vite ; des milliers de blessés attendaient, et chaque minute comptait. Il importait d’être efficace ; on craignait la gangrène ; on savait qu’il fallait libérer les places au plus vite ; on se disait qu’il n’y aurait pas de suivi postopératoire.
Alors, dans le chaos, dans l’improvisation vertigineuse des premiers jours sans grand loisir pour réfléchir, on a jugé que sauver la vie méritait bien de sacrifier un membre.
On a donc amputé. Certains, aujourd’hui, pensent qu’on est allé trop vite. Et qu’on a trop « coupé ». On ne le proclame pas, bien sûr. Qui oserait critiquer les équipes médicales venues de tant de pays ?
Mais quand on discute avec des médecins, des infirmières, des aides-soignants, le sujet est spontanément abordé, avec amertume, pour ne pas dire colère.

« LES AMÉRICAINS, FIERS DE CET ABATTAGE »

« Une équipe de médecins texans, déjà repartie, a causé des ravages et fait de la médecine de guerre », ose un médecin des pompiers de Paris, interrogé entre deux soins dans la cour de l’hôpital du Sacré-Cœur, encore encombrée de lits, perfusions, et tentes de repos.
Il ne souhaite pas qu’on cite son nom – « on ne va pas déclencher un nouveau conflit France-Amérique ! » –, mais il lance le débat. « L’amputation est un geste de sauvetage et de dernier recours, quand un membre est broyé ou quand menace la septicémie. Mais les Américains l’ont rendue presque systématique, sans prendre le temps d’imaginer une autre solution, fiers de cet abattage leur permettant de se prévaloir de chiffres impressionnants de patients. »
Le docteur François-Xavier Verdot, chirurgien orthopédiste au CHU de Saint-Etienne et travaillant sous la bannière de Pompiers humanitaires français, ne désigne pas de coupables. Mais il n’est pas loin de faire le même diagnostic. « J’ai vu des fractures simples de bras, traitées par l’amputation, alors qu’on aurait pu les réparer. J’ai vu le résultat des « guillotines amputation » – c’est l’expression anglo-saxonne – et ces membres tranchés comme par un coupe-cigare. Le risque infectieux est énorme alors, car l’os est à découvert, et l’on n’a pas prévu une chirurgie secondaire pour modeler un moignon sur lequel pourrait être fixée une prothèse. »
Beaucoup de blessés reviennent donc, avec une plaie nécrosée qui nécessite une deuxième amputation. « Il faut alors couper plus loin, plus haut. C’est désolant. »
Sophie Grosclaude, une jeune chirurgienne orthopédiste française, engagée dans la Chaîne de l’Espoir, opère à la clinique Lambert, à Pétionville, dans la banlieue de Port-au-Prince. Elle non plus ne mâche pas ses mots. Elle revient « effarée » d’une discussion avec un chirurgien américain rencontré à l’hôpital israélien, qui pliait bagages. « Je lui racontais que pour réparer les fractures, je faisais exactement comme en France, en posant des clous et des fixateurs externes dont on dispose désormais en grand nombre. » Et alors ? « Il trouvait ça fou ! Il me disait: “A quoi bon ? Ce pays est trop pauvre. Il n’y aura pas de suivi médical sérieux de vos patients. C’est tellement plus simple de les amputer. C’est propre, définitif…” »
La chirurgienne est bouleversée. « Il me parlait d’une sous-population ! D’un peuple trop peu évolué pour mériter la médecine des Occidentaux. Mais enfin, on ne tranche pas comme ça une jambe ! Si on n’est pas obligé de la couper, il faut se battre pour la garder. On n’est pas en guerre ! On peut revoir et suivre nos patients ! »
On peut surtout prendre le temps de la décision, bien plus que dans les premières heures. On peut se permettre d’attendre une prise en charge lourde (une greffe des tissus, par exemple) et un suivi de pointe que peu de structures peuvent faire. « Ça vaut le coup, tout de même, pour un enfant ou un adulte jeune, de refaire les pansements tous les jours pour lui garder un membre et lui donner un avenir social », dit avec conviction Denis Larger, médecin urgentiste chez les marins pompiers de Marseille.
Certaines amputations sauvent bien sûr une vie, comme celle qu’il a pratiquée le jour même de son arrivée pour désincarcérer une jeune femme dont le bras était écrasé sous une tonne de béton. Conditions extrêmes d’intervention : « A plat ventre dans un trou de souris, bras tendu pour atteindre la victime. »
D’autres amputations ne s’imposent pas. Et mardi soir, par exemple, refusant la suggestion de leurs collègues américains d’amputer le bras d’une femme dont la fracture s’était infectée, les pompiers français l’ont fait transporter par hélicoptère sur le Siroco, le bâtiment français ancré au large de Port-au-Prince, où elle a été soignée.

« IL FAUT UN SUIVI, TANT MÉDICAL QUE PSYCHOLOGIQUE »

Président de Douleurs sans frontières (DSF), le docteur Alain Serrie, qui a pourtant connu d’autres théâtres de catastrophes, est bouleversé par l’incroyable dénuement des hôpitaux haïtiens et la perspective d’une génération d’infirmes et de mutilés. Oui, dit-il, il y a eu des tas d’amputés à la va-vite, remis à la porte de l’hôpital deux heures après l’intervention.
« Où sont-ils aujourd’hui ? Il faut faire un listing ! Beaucoup risquent nécrose, septicémie, et doivent être recoupés. Il faut les retrouver. Il leur faut un suivi tant médical que psychologique. Ils vont affronter les sensations bien connues des “membres fantômes”. Beaucoup éprouveront des douleurs intolérables qui peuvent rendre impossible l’installation d’une prothèse… »
DSF et Handicap International réfléchissent à un programme d’appels à la radio pour leur demander de se présenter dans les hôpitaux proches de chez eux. Ils envisagent aussi la création de centres dans lesquels on prendrait en charge ces souffrances si particulières.
Médecins et infirmiers ont tous en tête des images de patients. Le docteur Grosclaude se rappelle ce petit garçon qui disait : « Je ne m’en sortais déjà pas avec mes deux bras. Alors avec un seul… » Le docteur haïtien Johnny Miller pense à cette petite fille affolée à l’idée qu’après avoir perdu sa main gauche, elle allait de nouveau se faire ôter trois doigts : « Comment ferai-je la lessive ? »
Quant au docteur Vadot, il songe au chant triste entonné par une jeune fille amputée, toujours sous sédatif, sur la table d’opération : « Moi j’ai eu 18 ans, le jour du tremblement ; et j’ai perdu ma petite sœur, le jour de mon anniversaire ; ce fut le jour le plus terrible de ma vie ; ma maman, en France, ne sait même pas qu’elle a perdu sa fille ; et je suis encore là, amputée, 18 ans, le jour du tremblement… »

Annick Cojean

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