Dans la jungle de Calais : « Les migrants ont les mains lacérées jusqu’à l’os »

La clinique installée par Médecins du monde dans la lande vient d’être saccagée. « L’Obs » était venu quelques jours auparavant faire un reportage sur les maux et les blessures des migrants.

Les portes en bois défoncées à coup de haches, les chalets éventrés, les tables et les chaises volées. Cela s’est déroulé dans la nuit, trois jours après les attentats parisiens. Les équipes de Médecins du Monde ont découvert leur clinique saccagée au petit matin. Malgré quelques tentatives d’intrusion, elle n’avait jusqu’alors jamais été vandalisée. Elle est, depuis, fermée.

« Bagarre entre réfugiés ? Attaque d’un groupe de passeurs ? Nous ne savons pas ce qui s’est passé, indique Cécile Bossy, coordinatrice Nord-Littoral pour l’organisation humanitaire.

Mais tout est réuni pour que la tension monte. L’hiver arrive, les conditions sanitaires se dégradent, les altercations avec la police se multiplient. Les migrants réussissent de moins en moins à passer en Angleterre. Et puis ils ont peur d’être montrés du doigt maintenant qu’on soupçonne certains terroristes de s’être fait passer pour des réfugiés. »

La veille, la tempête s’était abattue sur la lande de Calais, détruisant tentes et cabanons. L’avant-veille, c’était un incendie, sans doute provoqué par l’explosion accidentelle de bouteilles de gaz destinées au chauffage, qui avait détruit 2.500 mètres carré. Les nuits finissent par se ressembler dans la jungle de Calais.

Rats et détritus

Cela faisait quatre mois que Médecins du Monde avait installé son dispositif de soins : deux tentes, trois chalets de bois, une caravane, et une douzaine de médecins, infirmiers, kinésithérapeutes et psychologues. Une « opération d’urgence, ici, en France, l’un des pays les plus riches du monde, comme dans les zones de conflit et de catastrophes naturelles, montée avec l’aide de Médecins sans frontières qui d’habitude n’intervient qu’à l’étranger », indique Jean-François Corty, directeur des missions pour l’hexagone.

La jungle, dix-huit hectares de dunes à l’est de la ville, est devenue le plus grand bidonville d’Europe. Un amoncellement de bâches de plastique, de tentes de camping et de bicoques en bois bringuebalantes qui servent d’abris, mais aussi d’épiceries, de restaurants, de mosquées, d’églises, de coiffeurs, d’ateliers de réparation de vélos… Près de 5.000 migrants, venus essentiellement d’Afghanistan, d’Iran, d’Irak, de Syrie, d’Erythrée, d’Ethiopie ou du Soudan, vivent là, au milieu des détritus et des rats.

A Calais le 28 octobre 2015, à l’hôpital géré par Médecins du monde et Médecins sans frontières, un jeune syrien vient pour se faire remplacer ses lunettes cassées. (Stéphane Dubromel/L’Obs)

Claudine André, infirmière qui sillonne la planète pour Médecins sans frontières depuis 15 ans, observe :

J’ai rarement été confrontée à de telles conditions sanitaires. J’ai passé plusieurs mois dans un camp à la frontière entre le Soudan et l’Ethiopie qui était géré par le HCR [Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, NDLR]. C’était beaucoup plus organisé qu’à Calais. Et les conditions d’hygiène y étaient meilleures. »

La Charte humanitaire et les standards minimums de l’intervention humanitaire (*) exigent en effet un robinet pour 250 personnes, une latrine pour 50 individus et la fourniture de 2.100 calories quotidiennes. Loin des « équipements » de la jungle. Seulement trois rampes d’eau, 90 toilettes chimiques et un repas par jour distribué par le centre d’accueil de jour Jules Ferry, mis en place par le gouvernement.

« Jamais vu autant de boiteux »

Il y a quelques jours encore, par une matinée pluvieuse de la fin octobre, des dizaines de migrants faisaient la queue devant le panneau « Welcome to Médecins du Monde’s clinic », accroché avec deux punaises. A l’intérieur, pas d’eau, pas d’électricité, juste une table, un stéthoscope, des boîtes de médicaments. Dehors, debout, un Syrien de 18 ans, débarqué d’Alep il y a un mois, qui a cassé ses lunettes dans une bagarre avec d’autres migrants ; un Afghan auquel il manque un bout de doigt ; un Erythréen à la bouche tuméfiée, recouverte d’un bandeau ensanglanté ; un Iranien qui n’a plus de médicaments pour soigner son épilepsie ; et tous les autres qui sont venus en traînant la patte.

 

A Calais le 28 octobre 2015, à l’hôpital géré par Médecins du monde et Médecins sans frontières, un migrant africain avec une blessure à la jambe. (Stéphane Dubromel / L’Obs)

Cela arrive, parfois, qu’ils ne puissent plus marcher et qu’ils soient transportés dans un chariot de supermarché. Isabelle, la médiatrice bénévole de Médecins du monde, chargée d’accueillir les patients, avec quelques mots de farsi et d’anglais, commente :

Je n’ai jamais vu autant de boiteux de ma vie. La frontière avec l’Angleterre est devenue tellement hermétique qu’ils prennent de plus en plus de risques pour essayer de passer. Ils arrivent ici avec des fractures déjà ressoudées, des mains lacérées jusqu’à l’os, des plaies infectées partout sur le corps. On se croirait dans une unité de soins pour accidentés de la route ».

Abraham, 29 ans, était électricien dans son pays, l’Erythrée. Il a fui pouréchapper au service militaire obligatoire. Et aujourd’hui, il attend, parapluie dans une main, lunettes cerclées de noir sur le nez, jambes croisées, sous l’auvent de bois. Cela fait des heures qu’il pleut des cordes sur la lande. Abraham s’est réveillé ce matin dans la tente qu’il partage avec sa femme, enceinte, avec des frissonnements, une fièvre de cheval, et une toux à s’arracher les poumons.

Nous avons traversé l’Ethiopie, le Soudan, la Lybie… La jungle est le pire endroit que nous ayons connu. Il n’y a aucun respect, personne ne s’occupe de nous, j’ai été battu par la police à chaque fois que nous avons essayé de passer en Angleterre, ma femme a été poussée violemment… »

Dans quelques heures, une fois examiné par un médecin, Abraham sera envoyé à huit kilomètres de là, à la Pass (Permanences d’accès aux soins de santé), la consultation réservée aux patients sans couverture santé de l’hôpital de Calais, où se sont succédé près de 7.000 migrants depuis le début de l’année. Il dormira une nuit au chaud dans un lit d’hôpital avant de revenir sous sa tente au petit matin avec une boîte d’antibiotiques. Diagnostic : bronchite.

Visages brûlés, nez fracturés…

Infections pulmonaires, otites, angines, rhumes… C’est le quotidien des migrants de la jungle. Pierre Cami, infirmier pour Médecins sans frontières, résume :

A cause du froid, de l’humidité, de la promiscuité, du manque d’hygiène, les virus, les épidémies se répandent à vitesse grand V. Il y a aussi beaucoup de diarrhées, de gastro, et surtout de gale, une maladie de la peau causée par un parasite. Théoriquement, en plus du traitement médicamenteux, il faudrait décontaminer les couchages, les vêtements, l’entourage. Impossible ici. »

Mais les malades ne constituent qu’une partie de ceux qui consultent :

Et puis, bien-sûr, il y a les blessés. Ils tombent en sautant sur les camions, ils se déchirent la peau en franchissant les grillages érigés le long de la rocade, à l’entrée de l’Eurotunnel, ils ont le visage brûlé à cause des gaz lacrymogène aspergés par la police à 20 centimètres du visage, des fracture du nez suite à un coup de matraque. »

Quatre migrants sur dix consultent pour des blessures, d’après les statistiques de la Pass.

 

Calais, 28 octobre 2015, un réfugier se fait soigner. Il avait une blessure à la lèvre inférieure. (Stéphane Dubromel/L’Obs)

Bekim Mula, 32 ans, enrage. Survêtement bleu, rangers noirs, il tient debout grâce à ses deux béquilles. Cela fait trois mois qu’il a quitté Prizren, au Kosovo, où il travaillait dans le bâtiment, caché dans la voiture d’un passeur à qui il avait donné une enveloppe de 3.000 euros. Et cela fait presqu’autant de temps qu’il est « coincé », comme il dit, dans la jungle.

Peu après son arrivée, il a sauté de six mètres de haut pour atterrir sur le toit d’un train qui rejoignait la Grande-Bretagne. Mauvaise chute. Pied cassé. Un mois d’hospitalisation. Alors ce matin, il patiente devant l’une des tentes de Médecins du monde pour sa séance de kiné hebdomadaire. Il soupire :

J’en ai encore pour un mois. En tant que kosovar, je n’aiaucune chance d’obtenir le droit d’asile en France. Je n’ai aucun avenir ici. Dès que je pourrai remarcher, je retenterai de passer en Angleterre. Tant pis, si je me blesse à nouveau ou si je meure. L’autre nuit, un Albanais, un de mes voisins de tente, a été électrocuté sur le toit d’un train. Il avait seulement 29 ans. C’est le sort des migrants ».

Décompte morbide de la préfecture de Calais. 18 exilés sont morts depuis le début de l’été, percutés par un train, fauchés par une voiture, écrasés sous le poids d’un chargement de camion, noyés dans le port… Parmi eux, Naol, une Syrienne de 26 ans, renversée à la mi-octobre sur l’autoroute A16 par une automobile qui ne s’est pas arrêtée.

Des traumatismes plus anciens

Au loin, un bouchon se forme sur le pont de l’autoroute. Les camions s’immobilisent, parechoc contre parechoc. Les têtes se tournent vers l’embouteillage, la lande n’est plus qu’un cri d’alerte. En quelques secondes, le camp des Irakiens et des Syriens, qui jouxte la clinique, se vide. Des dizaines de migrants courent pour rejoindre l’autoroute, grimpent à l’arrière des poids-lourds, sautent du pont. Comme le port et l’Eurotunnel sont désormais inaccessibles, les ralentissements sur l’autoroute sont devenus l’unique moyen de rallier l’Angleterre.

A Calais, le 28 octobre 2015, une tentative groupée d’entrée dans les camions passant sur la voie rapide à l’entrée de la jungle. (Stéphane Dubromel / L’Obs)

Les malades et les éclopés, eux, restent dans la lande. Mabratom, Erythréen de 45 ans, les deux mains enveloppées dans un bandage, assiste impuissant à la scène.

Il n’y a pas pire pour un migrant que d’être diminué. »

Les cas de dépressions réactionnelles, syndromes post-traumatiques, cauchemars, insomnies se multiplient aussi. Récemment, un Syrien d’une vingtaine d’années, couvert d’ecchymoses, est resté, des heures durant, mutique sur un brancard. Il avait été frappé par un camionneur avec une barre de fer, mais refusait d’en parler. Il a été envoyé aux urgences psychiatriques. Jean-François Patry, praticien bénévole pour Médecins du monde, explique :

La douleur de traumatismes plus anciens s’était réveillée avec les coups du chauffeur. Le jeune homme avait perdu son père, sa mère et sa sœur dans des bombardements en Syrie, il ne lui restait plus qu’un frère en Angleterre, il se sentait totalement abandonné. »

Difficile de se soigner dans la jungle. Pour les vaccins, les points de suture ou les médicaments non basiques, il faut marcher huit kilomètres jusqu’à l’hôpital de Calais.

Dans quelques jours, Médecins du monde et Médecins sans frontièresréinstalleront une nouvelle clinique, dans des containers en dur, à proximité du centre d’accueil Jules Ferry. Une consultation quotidienne avec un médecin, un psychologue et un kinésithérapeute a également été mise en place par le gouvernement à l’intérieur du centre. Mais c’est sur la justice que les organisations humanitaires comptent désormais « pour que l’Etat réponde enfin aux besoins vitaux des migrants », dit Jean-François Corty.

Suite à la saisie en urgence du Tribunal administratif de LilleMédecins du monde et le Secours catholique avaient déjà obtenu que dix points d’eau supplémentaires, 50 latrines et un système de collecte des ordures soient mis en place. Mais les pouvoirs publics, puis les deux associations, ont fait appel. Une audience a eu lieu 19 novembre à 15 heures au Conseil d’Etat. Décision ce lundi 23 novembre dans l’après-midi.

Nathalie Funès

(*) Manuel rédigé en 1997 dans le cadre du projet Sphère, réunissant des centaines d’acteurs humanitaires, organisations internationales, ONG et bailleurs de fonds

Les maux des migrants

40% de traumatologie (plaies, lésions des membres inférieurs…)

20% d’affections ORL

10% d’affections dentaires (abcès…)

7% de dermatologie (gale, teignes, staphylococcie…)

3% d’affections psychiques (syndromes post-traumatiques, dépressions réactionnelles, schizophrénie…)

Sources : consultations à la Pass du Centre hospitalier de Calais entre juillet 2014 et juillet 2015.

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